LES Milliards Du train de Neuvic, de Guy PENAUD, Fanlac, 2001

 

 

La quatrième de couverture dit l’essentiel : « le 26 juillet 1944, divers groupes de la Résistance périgourdine ont prélevé la somme fabuleuse de 2 280 000 000 F de la Banque de France dans le train Périgueux-Bordeaux en gare de Neuvic-sur-l’Isle en Dordogne… cette mission … reste l’un des vols à main armée les plus importants de tous les temps, loin devant l’attaque du train postal Glasgow-Londres », laquelle n’a porté « que » sur 37 MF ! L’attaque de Neuvic ne présentait pas toutefois les mêmes difficultés et les mêmes risques. Il est en effet plus facile de dire qui n’a pas été complice de l’opération réalisée par des unités de l’ORA (Organisation de Résistance de l’Armée) et l’AS (Armée Secrète, gaulliste) : les Allemands et la Milice. Sinon, le Préfet de Vichy, les responsables de la Banque de France de Périgueux, le contrôleur et les deux agents de recette de cet établissement et les quatre inspecteurs de police accompagnant le convoi, des cheminots… tous étaient « dans le coup » ! L’action présente donc peu de suspense.

Mais, quelle fut la destination réelle des fonds récupérés ? Le livre, qui se proposait de répondre à la question, laisse sur bien des frustrations. Par exemple, au profit de quel parti politique (non communiste) ont été prélevés, ces 375 MF (un franc de 1944 équivaut à peu près à un franc de 2001) selon les uns, 430 MF selon les autres (admirez la rigueur !) ? Guy Penaud indique laconiquement : « un certain nombre d’hommes ou d’organisations… loin d’utiliser ces fonds pour la " Libération du territoire national" , comme l’avait écrit, un peu légèrement au magistrat instructeur, le préfet Maxime Roux, l’utilisèrent pour l’expansion de leur affaire ou la mise sur orbite de leur personnage. » Le lecteur n’en saura pas plus. Deux noms sont toutefois cités : ceux d’André Urbanovitch, ami de Malraux, et d’André Malraux lui-même.

 

André Urbanovitch

Andrija Urban (dit aussi André Urbanovitch, ou « Doublemètre »), de nationalité russe ou yougoslave, apparaît à plusieurs reprises (pp. 194, 202, 208 à 211, 366, 375-6) dans le livre de René Coustellier (voir sur ce site), qui en parle toujours avec hostilité, notamment pour l’arrestation de Maurice Chevalier, ou pour des exactions lors de l’épuration en Dordogne. Extrait de la page 376 de ce livre : « En février 1945, Doublemètre s’installa faubourg Saint-Honoré à Paris. Au cours des deux années suivantes, il fit une fulgurante ascension dans le métier des arts. A cette époque Malraux était dans l’entourage du général de Gaulle. Devenu très riche, Doublemètre se faisait appeler Maître Hurban et s’acheta un hôtel particulier à Cannes. Il mourut sur la Côte d’azur au cours des années 1980. » La version de Guy Penaud (p. 116) : « …il a ouvert, dès 1945, la prestigieuse galerie d’art Urban, rue du faubourg Saint-Honoré à Paris, galerie spécialisée dans les maîtres contemporains. Il se targuait en outre de posséder (c’est du moins ce que le Who’s Who avance), dans son appartement cossu de l’avenue Gabriel ou son hôtel particulier de Cannes, une importante collection de peintures impressionnistes, de meubles, de bronzes et de livres rares. Sa fortune, aussi subite que mystérieuse au lendemain de la Libération, est-elle liée à l’affaire de Neuvic ? Aucune preuve n’a pu être retrouvée à son sujet. Continuellement soutenu par André Malraux (qu’il avait déjà côtoyé en Périgord), André Urban réussit par la suite à échapper à un long emprisonnement et aux poursuites judiciaires entamées à son encontre à la suite des opérations, pour le moins controversées, effectuées par ses hommes lors de l’épuration en Périgord. »

 

André Malraux

Dans un récapitulatif de la comptabilité de l’affaire de Neuvic établi par l’armée figurent à la date du 8 août deux versements destinés à la libération du Colonel Berger, c’est-à-dire Malraux, de chacun 4 MF. Par ailleurs, 800 000 F ont été débloqués par l’AS Corrèze dans le même but, de même que des fonds, pour un montant non précisé, furent parachutés en provenance de Londres. Olivier Todd indique également qu’ « il a reçu des sommes de la R.5... En date du 4 août 1944 : " Versé au S.R. [service de renseignements] et C.F. [corps franc] du Colonel Berger 500 000." » Or, Malraux ne commandait pas de corps franc, ni ne dirigeait de service de renseignements, il n’était qu’une pièce rapportée au SOE (Special Operations Executive, services secrets anglais) de « Jack », lequel était approvisionné et financé par Londres. Malraux fut libéré de la prison Saint-Michel de Toulouse le 19 août, comme ses codétenus, au départ des Allemands. Sans versement de rançon. « On ignore donc ce que sont devenus tous les fonds versés (ou non) pour la libération de Malraux, et à qui ils furent effectivement remis. » Olivier Todd note (page 349) : « L’écrivain disposera de beaucoup d’argent à Paris. Il a aussi tendance - écharde plantée depuis Bondy ? - à se faire croire plus riche qu’il ne l’est. Mais Malraux aura plus d’argent que de droits d’auteurs. Quelques jours avant sa libération, des maquisards, dont une unité fidèle à Malraux, Valmy, ont attaqué un wagon de la Banque de France en gare de Neuvic… L’argent de la Résistance aurait été convoyé à Paris du côté de Malraux par Rosine. Malraux dira à Suzanne Chantal : " Si vous avez des embêtements financiers… n’hésitez pas. Momentanément je suis riche." » Il aura après la guerre un train de vie fastueux, habitera un duplex à Boulogne dont il insistera pour payer dix ans de loyer d’avance. Pour sa famille constituée, avec lui-même, de Madeleine et des trois garçons Gauthier, Vincent et Alain (sa fille Florence vit avec sa mère Clara) « il dispose de plusieurs domestiques, valet de chambre, maître d’hôtel, son épouse, une cuisinière, deux femmes de chambre, chauffeur, femme de ménage ; le mari de celle-ci donne des coups de main. Malraux a un train de vie qui ne correspond pas à son traitement de ministre et à ses droits d’auteur. Des malveillants murmurent que tant de résistants ont mis la main sur l’argent de la Résistance. » (pp. 389-390).

Todd a tort de parler de sa période ministérielle car, lorsqu’il sera ministre, ses besoins domestiques seront pris en charge par l’État : il pourra « cantiner chez Lasserre » aux frais du Prince, et sera logé somptueusement au Pavillon de La Lanterne au Château de Versailles dès 1962.

 

 

© Jacques Haussy, mars 2003